Article publié sur letemps.ch
Cinq ans après sa disparition, l’artiste anglais est une icône. Là où l’aura de certains musiciens disparaît avec eux, celle du Thin White Duke est plus perceptible que jamais

Montreux Jazz Festival, 18 juillet 2002 @Fabrice Coffrini / Keystone
«Look up here, I’m in heaven.» Regarde là-haut, je suis au paradis… Dans le clip illustrant Lazarus, David Bowie apparaît couché sur un lit d’hôpital. Il a les yeux bandés et s’accroche aux draps, comme pour suspendre le temps une dernière fois, lui qui a passé sa vie à s’inventer des alter ego, à explorer les musiques pop au sens large, passant du glam-rock à l’électro, de la soul au jazz, du funk à la disco. Quatre minutes plus tard, les traits tirés, émacié comme le Thin White Duke sous cocaïne qu’il était au milieu des années 1970, le musicien anglais recule lentement pour s’enfermer dans une armoire, comme enfin apaisé. On ne le savait pas encore, mais il nous disait adieu.
Réalisée par Johan Renck, la vidéo de Lazarus a été dévoilée le 7 janvier 2016. Le lendemain, le musicien fêtait son 69e anniversaire avec la sortie de son 25e album studio, Blackstar, qui instantanément se faisait une petite place dans la liste de ses dix meilleurs enregistrements. Puis est venue la stupeur du 10 janvier avec l’annonce de sa disparition. Les médias du monde entier saluaient alors d’une voix unanime un musicien visionnaire, un génie, un Mozart pop qui aura eu une influence déterminante sur l’histoire des musiques actuelles. Un artiste total – également peintre, acteur et entrepreneur – qui aura été l’un des premiers à partir à l’assaut d’internet, avant de valoriser ses droits d’auteur à Wall Street.
«Je t’ai choisi»
Cinq ans après sa mort, Bowie est une icône, un classique que les millennials découvrent avec le même bonheur que les téléspectateurs de la BBC qui assistèrent le 6 juillet 1972 à sa prestation légendaire dans le cadre de la populaire émission Top of the Pops. Ce soir-là, interprétant Starman grimé en Ziggy Stardust, il regardera la jeunesse anglaise dans les yeux, enlaçant son guitariste Mick Ronson au moment de chanter: «Il fallait que j’appelle quelqu’un, alors je t’ai choisi toi.» Pour des milliers d’adolescents, le message est évident: sois qui tu es, affranchis-toi des conventions sociales.
Qu’elle semble loin, aujourd’hui, cette fin des années 1980 où, après l’immense succès commercial de Let’s Dance (1983), le disque le plus vendu de sa carrière, l’Anglais n’était plus que le fantôme de lui-même, dévoilant une triplette d’albums ordinaires (Tonight, 1984; Never Let Me Down, 1987; Black Tie White Noise, 1993), lui qui avait toujours été extraordinaire. Le Glass Spider Tour de 1987, un spectacle grandiloquent où les chorégraphies et les décors l’emportaient sur la musique, symbolisait d’ailleurs parfaitement cette période ambivalente – conçue pour les stades, la tournée fut un succès public mais sera fort mal reçue par la presse.
Ce qui frappe, lorsqu’on se penche sur le destin exceptionnel de Bowie, comme l’ont fait en 2013 Victoria Broackes et Geoffrey Marsh, commissaires de l’exposition David Bowie Is créée au Victoria and Albert Museum de Londres, c’est son volontarisme, la manière dont il a très jeune décidé qu’il serait une star. Né David Robert Jones en 1947 à Brixton, banlieue londonienne multiethnique, le chanteur grandit plus au sud, à Bromley. Avant ses 10 ans, il se rêve déjà en Little Richard blanc. Ses professeurs sont unanimes à saluer ses talents de chanteur et de danseur.
Décennie faste
A une époque où les parents souhaitent voir leur fils travailler à la City, ceux de Bowie l’inscrivent en section artistique à la Bromley Technical High School. A 14 ans, l’ado reçoit pour Noël son premier instrument, un saxophone en acrylique blanc. Attiré tant par la pop que par la scène jazz du West End, il forme en 1962 The Konrads. Après un premier album solo très sage, il compose finalement à 22 ans son premier tube, Space Oddity, l’année de la mission Apollo 11. Alors que ses amis sortent arpenter le Swinging London, il reste enfermé chez lui à lire des livres et à enregistrer artisanalement des ébauches de morceaux. Conscient qu’être un bon songwriter n’est pas tout, il s’imprègne des grands penseurs, créateurs et mouvements du XXe siècle – théâtre brechtien et kabuki, mime, expressionnisme allemand, architecture moderne, littérature classique, romans d’avant-garde et de science-fiction.
Hommage: David Bowie, noire était l’étoile
Entre 1971 et 1973, Hunky Dory, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars et Aladdin Sane en font une idole. Les seventies seront une décennie faste durant laquelle il enregistre 11 albums. Pour la tournée qui accompagne la sortie de Diamond Dogs (1974), un show postapocalyptique inspiré par les univers d’Orange mécanique, de Metropolis et du 1984 de George Orwell, il devient Halloween Jack, un chef de gang au look de pirate. Young Americans le voit l’année suivante se muer en Thin White Duke, et c’est exsangue, épuisé, affaibli par son addiction à la cocaïne, qu’il enregistre Station to Station (1976) à Los Angeles.
Lorsque Londres est secoué par le nihilisme punk, c’est à Berlin qu’il se réfugie pour élaborer au côté de Brian Eno une trilogie – Low, Heroes, Lodger – qui le verra tenter d’audacieuses expérimentations, aux confins du krautrock et de l’ambient. Bowie, ou l’art de naviguer à contre-courant, et souvent d’anticiper les modes, de les provoquer. «Il a une propension à ne pas aller où va la masse, nous disait en 2003 son ami et biographe Jérôme Soligny. «Il a toujours oscillé entre l’underground et une popularité complètement démesurée entretenue par des fans vraiment fanatiques.»

Montreux Jazz Festival, 18 juillet 2002 @Fabrice Coffrini / Keystone
Ce séjour berlinois, qui le verra également produire Lust for Life, d’Iggy Pop, lui sera salutaire. Après Scary Monsters (and Super Creeps) (1980), un excellent album de transition, et le triomphe de Let’s Dance, Bowie semble avoir tout exploré, n’avoir plus rien à dire, ce que les albums suivants tendront à prouver.
Un artiste devenu phénix
Au milieu des années 1990, alors que le grunge a été un nouveau coup de pied dans la fourmilière rock, plus personne ne l’attend. Il semble être définitivement une figure du passé; non pas une relique, mais un artiste majeur qui aura touché le nirvana dans les années 1970. En 1994, lorsqu’il enregistre un concert acoustique pour MTV, Kurt Cobain reprend magnifiquement The Man Who Sold the World, et peu à peu les jeunes fans de Nirvana découvrent que ce morceau n’est pas un inédit de Nirvana, mais le titre du troisième album du Londonien, sorti en 1970. Et Bowie de se muer en phénix , de connaître soudainement une nouvelle vie. Sa canonisation va réellement démarrer avec le XXe siècle déclinant.
En septembre 1995, il publie 1.Outside, un concept-album en partie enregistré à Montreux qui le voit créer le dernier alter ego de sa carrière, le détective Nathan Adler. Le son est froid, l’ambiance oppressante. Bowie, qui, tout en inspirant des générations de musiciens, n’a jamais cherché à cacher ses influences, évoque alors le rock industriel du trio romand The Young Gods comme une des références de ce disque qui devait être le premier chapitre d’une pentalogie restée sans suite. La tournée qui suit passe en février 1996 par l’Arena de Genève. L’ancien citoyen lausannois n’avait plus joué en Suisse depuis des lustres. Sur scène, il est froid, concentré, ressemble à Nathan Adler. Il est là pour défendre un nouvel album et non pour livrer un récital en forme de best-of. Il a bel et bien encore des choses à prouver, semble-t-il annoncer. De fait, il publiera une année plus tard Earthling, un enregistrement flirtant avec l’electronica et la drum and bass.
Abécédaire: De A comme Androgyne à Z comme Ziggy
Le 9 janvier 1997, au lendemain de son 50e anniversaire, Bowie célèbre son demi-siècle sur la scène du Madison Square Garden new-yorkais en compagnie d’invités prestigieux – Lou Reed (The Velvet Underground), Robert Smith (The Cure), Franck Black (Pixies), Billy Corgan (Smashing Pumpkins), Sonic Youth, Foo Fighters. Comme ressuscité, il enchaîne alors trois albums fort dignes bien qu’inégaux (hours…, Heathen, Reality) et, sur scène, revisite en dandy son répertoire. Fini les alter ego, les spectacles mis en scène, le voilà David Bowie, tout simplement. En juillet 2002, il offre pour son unique prestation au Montreux Jazz, à côté des Mountain Studios où il aura régulièrement enregistré entre 1979 et 1996, un concert d’anthologie au cours duquel il interprète 31 titres, dont l’intégralité de l’album Low en guise de second rappel.
L’œuvre d’une vie
En juin 2004, alors qu’il doit cet été-là honorer de sa présence le Paléo Festival, il est victime en Allemagne d’un malaise cardiaque. Opéré d’urgence, il annonce qu’il ne remontera plus sur scène et disparaît des radars. Mais Bowie est – on l’a dit – un phénix. Le jour de son 66e anniversaire, il dévoile, à la surprise générale,une ballade crépusculaire, Where Are We Now?, et annonce la sortie d’un nouvel album, The Next Day, enregistré dans le plus grand secret. Et cette même année 2013, il entre au musée avec une exposition montrant comment il aura inspiré des générations de musiciens, stylistes, écrivains, publicitaires et plasticiens. La légende dit même qu’il a assisté incognito au vernissage de David Bowie Is, fidèle à son image de caméléon – plus d’un Lausannois, sans en avoir la certitude, a eu un jour l’impression de le reconnaître derrière une silhouette passant furtivement.
Jérôme Soligny fait partie de ces millions de fans pour qui il a été, plus qu’une idole, un compagnon. Au sens littéral pour le journaliste et musicien français, qui a eu le privilège rare de le côtoyer. Il vient de publier chez Gallimard le second tome d’une imposante biographie, David Bowie Rainbowman 1983-2016. Dans sa préface, il écrit ceci: «La vie de Bowie, jusqu’au bout, a été son œuvre et vice versa.» En effet, aucun artiste n’a su comme lui faire de sa vie elle-même une œuvre d’art.